Après un mois de vacances où j’ai refait le voyage en Italie qu’avait fait Montaigne en 1580 [1], me voilà de retour dans ma bonne ville de Thionville. J’avais annoncé la parution prochaine de « l’Histoire de la chapelle des lépreux » au quartier Saint-François, mais l’idée m’est venue d’y adjoindre « l’Histoire de la Chapelle du lépreux » du mont Saint-Michel à Beuvange, ce surcroît de travail va donc retarder la parution de l’ouvrage dont je ne manquerai pas de vous avertir.
J’avais aussi annoncé la parution sur le blog d’une série d’articles sur les fortifications de Thionville et leur remaniement à une époque de transition qui a suivi la prise de la ville en 1643 et son rattachement à la France, c’est donc aujourd’hui le premier article sur le sujet.
Ces articles dérivent d’une série de documents notariaux trouvés aux archives départementales de la Moselle sous la cote 3E7534-3E7535 (Helminger). Certains s’étonneront que des documents notariaux évoquent les fortifications de la ville, toutefois, il faut savoir que très souvent les travaux demandés par le roi et ses ingénieurs étaient réalisés par des artisans et entrepreneurs locaux sous le contrôle de militaires en garnison dans la ville que l’on pourrait assimiler aux régiments du génie actuels. Ces travaux faisaient donc l’objet d’actes notariés les décrivant, en fixant le prix et les termes de paiement, comme tous les autres actes commerciaux.
On verra que les documents décrivent les travaux à réaliser de façon très précise et de ce fait, ils sont souvent un peu « arides » aussi j’en ferai le plus souvent possible le résumé en essayant d’y mettre quand même des éléments se rattachant à la technique qui peuvent intéresser les spécialistes du genre.
En toutes choses, commencer par le début est un gage de bonne compréhension, aussi :
[1] Montaigne – Journal de Voyage –L’Italie via l’Allemagne te la Suisse - Editions Arléa 2006
« A tout seigneur, tout honneur »
Notre seigneur n’est autre que Charlemagne qui fit quelques séjours [1] dans notre ville, habitant alors une villa probablement construite par son père Pépin qui y séjourna fréquemment. L’on situe généralement cette villa aux alentours de la cour du château, de la tour aux puces et de la mairie.
On sait que les rois francs contrairement aux romains aimaient à construire leur villa dans des endroits marécageux, proche d’une rivière et de bois. Avouons ensemble que l’emplacement de la cour du château se prête fort bien à leurs goûts.
[1] En 772, 775, 783, 805 et 806 pour ne plus y venir mais certains de ses fils y vinrent encore.Voir à ce sujet L’histoire de Thionville de Guillaume Teissier paru en 1928
Toutefois, aucun vestige n’est venu corroborer cette hypothèse, il faut dire que très peu de recherches archéologiques ont été conduites dans cette cour du château. De plus il faut prendre en compte qu’avant Charlemagne, la plupart des constructions était en bois et en terre, Charlemagne essaya d’introduire à nouveau la pierre dans la construction en particulier à Aix-la-Chapelle mais ses fils et les rois qui suivirent revinrent aux construction mélangeant la pierre en soubassement et le bois pour les superstructures ce qui donna à notre région et avant la guerre de Trente ans un aspect identique à l’Alsace et à la Champagne [1] où ce genre d’architecture existe toujours.[2]
Qu’étaient ces villas qu’on appelait aussi palais ?
Elles s’apparentaient le plus souvent à de grosses fermes possédant deux cours de forme rectangulaire, la première cour plus basse [3] que l’autre, abritait les bâtiments dit utilitaires , écurie, granges, remises et logement du « petits » personnel, cette cour donnait via un portique sur une seconde cour qui comportait l’habitation du roi, du comte avec le logement de son personnel proche, les salles de réception et cuisines, le tout contenu dans une enceinte fortifiée de remparts en bois et terre, souvent entourée par un fossé pouvant être mis en eau.
Voilà une description qui cadre avec ce que furent par la suite l’architecture des châteaux forts et autres villes fortifiées. De plus, elle coïncide bien avec la structure de la ville de Thionville telle qu’elle nous apparaît sur un des anciens plans de la ville de 1565, celui de Jacques de Deventer.
(Reprit ci-dessous par l’érudit historien thionvillois, Gabriel Stiller 1921-2006)
[1] Voir les dessins de l’abbé Jean Bretels réalisés au 16ème siècle.
[2] Voir l’essai sur les châteaux royaux, villas royales ou palais du fisc des rois mérovingiens et carolingiens paru en 1878 à Amiens – Auteur : Martin Marville
[3] Qui deviendra la basse-cour des châteaux et des fermes ;
Ci-dessus l’aire rectangulaire dite du château estimée comme l’emplacement de la villa carolingienne. Par extension cette aire rectangulaire s’agrandit pour accueillir la ville, ceinturer par ses remparts comme l’était l’aire du château. L’aire du château comme plus tard la ville est appuyée sur la Moselle et tout autour s’étendent des marécages avec la forêts sur les crêtes de Guentrange et Veymerange toutes proches.
Voilà ce que fut sans doute la villa carolingienne, un ensemble de bâtiments, adossés à la rivière, construits en bois et en terre [1]avec des levés et des fossés mis en eaux grâce à la Moselle, entourés de marécages hostiles et de bois giboyeux.
J’entends certains me dire que les palais ou villas carolingiennes n’étaient pas fortifiés, car aucune découverte archéologique ne le prouverait !
Cette assertion n’est pas crédible, quand on ne trouve pas s’est souvent qu’on ne cherche pas ou qu’on cherche au mauvais endroit. D’abord toute la littérature ancienne avec ses multiples allusions à des fortifications à des endroits où l’on gardait des prisonniers souvent illustres, le prouvent. De nombreuses découvertes archéologiques récentes attestent l’existence de fortifications autour des palais carolingiens comme à Perderborn [2]. Et puis, comment imaginer un seul instant qu’à ces époques somme toute assez sombres, les villas ou palais où résidaient les plus importants personnages du pays ne fussent pas fortifiés !
Après la mort de Charlemagne en 814 et celle de ses fils, puis de ses petits fils, soit vers le 10ème siècle, Thionville n’étant plus une résidence royale n’est plus mentionnée dans les chroniques ou dans les actes, la ville s’étiole et la villa royale se ruine par manque d’entretien, par manque de finance, n’étant plus habitée que par un intendant, un soldat sans doute, dont l’histoire n’a pas retenu le nom.
En 939, l’empereur Othon Ier, fit détruire la chapelle construite par le Louis-le-Débonnaire, dernier vestige de la gloire désormais passée de la ville.
Le plan de 1565 fait par Jacques de Deventer, nous montre les fortifications de la ville juste après sa prise éphémère par les français en 1558. Regardons la description faite de la place de Thionville à cette occasion.
« On pense alors que les fortifications n’ont guère évolué depuis le 13ème siècle, qu’elles consistent en de grosses tours rondes reliées entre elles par des murs épais, eux même entourés d’un large fossé emplit d’eau.
Dans les mémoires des affaires de France sous la fin du règne d’Henri II, il est précisé que la ville est ceinturée d’un haut mur avec de distance en distance de renflements semi-circulaires, qu’elle a deux portes, est entourée d’un fossé rempli d’eau, au devant duquel le terrain est marécageux. »
Plusieurs militaires disent en substance que les murailles ne sont guère un obstacle, mais que les marécages et le fossé empli d’eau sont bien plus embêtant pour leurs troupes.
Toutes ces descriptions cadrent bien avec le plan « Deventer » et avec une ville dont les fortifications n’ont guère évoluées depuis plusieurs siècles, sauf à parer aux réparations les plus urgentes.
Lors de mon voyage, cet été en Italie, j’ai pu voir de nombreuses petites villes restées dans leur « Jus » médiéval, souvent perchées, elles subissent aujourd’hui l’assaut des touristes. Je voudrais vous montrer ci-après la photo d’une de ces petites villes fortifiées, il s’agit de Montériggioni en Toscane.
[1] Peut-être avec des soubassements ou quelques structures en pierre ;
[2] Fouilles conduites de 1964 à 1977. Voir Nouvelles données sur le palais de Charlemagne et de ses successeurs dans les Actes du VIIe congrès international d’archéologie médiévale en septembre 1999.
Avec un minimum d’imagination, des tours semi-circulaires, une situation dans une vallée avec une rivière coulant le long des remparts et voilà à quoi pouvaient ressembler les fortifications de Thionville à l’aube du 16ème siècle.
Lors de la prise de la ville par les français en 1558 [1], c’est la partie de la muraille vers la tour au puces qui fut la plus endommagée, mais rapidement après la capitulation le 22 juin 1558, les dommages furent réparés [2], puis quand le 3 avril 1559, la ville fut rendue à l’Espagne par le traité de Cateau-Cambrésis, on nomma Jean de Wiltz (1570-1628) comme gouverneur de la ville, c’est lui qui commença la reprise des fortifications avec le but de les rendre plus aptes à résister aux mines et à l’artillerie.
Nous allons voir maintenant le premier document faisant parti du lot des documents traitant des fortifications de la ville.
Ce document assez court est daté du 16 février 1634, il émane du roi d’Espagne, il est signé Della Faille [3] et de Pierre Jean Van Heurck. Il est répertorié au registre des chartres de Luxembourg.
Ordre pour dans les bois
communaux proche de Thionville
prendre les arbres servant
à la fortification de la ville de Thionville.
[1] Siège conduit par le duc de Guise et le maréchal de Vieilleville, le siège débuta le 17 avril, la ville fut cernée le 25 mai et capitula le 22 juin. Tous les défenseurs de la ville furent à minima blessés et les français avouèrent 400 tués. (Voir le récit du siège par Barthélemy Aneau écrit rapidement après le siège et publié à Metz en 1957 par Marius Mutelet)
[2] Par des civils de la ville et des villages alentours, réquisitionnés dans le cadre des corvées.
[3] Famille encore alliée à la famille royale de Luxembourg
Sa majesté ordonne que dans les bois communaux proche de Thionville et dans les lieux où il y aura moins de dommages et inconvénients l’on prenne les arbres servants à la fortification de la ville de Thionville et qu’au cas d’opposition de ceux de la commune, l’on envoie leurs raisons au marquis d’Aytona pour y prendre l’égard et ordonner ce que de raison, mais comme les ouvrages en question ne peuvent souffrir aucun délai que cependant l’on ne laisse d’abattre lesdits arbres et de les employer audits ouvrages en tenant bonnes et pertinentes notes pour y avoir recours et regard quand besoin sera. Fait à Bruxelles le 16ème février 1634 cacheté par le cachet de sa majesté.
Déclaration des ouvrages que son altesse a voulu qu’on fasse aux fortifications
de la ville de Thionville.
Premièrement, doivent se faire deux rauelins devant les deux portes des entrées
Plus un blovard nouveau dessus la Moselle et une contrescarpe
Faire un parapet alentour de la muraille de 8 pieds [1] de large et 6,5 pied de haut.
Soit 2,60 m de large pour 2,11 m de hauteur
Réparer les parapets des bolvards et qu’ils soient l’épreuve de l’artillerie à savoir 20 pieds de large et 6,5 pieds de haut et assurer les casemates avec une muraille de l’épaisseur d’une brique. (Soit 6,5 m de large sur 2,11 m de hauteur)
Nettoyer et approfondir le fossé
Et aux œuvres susdites on ira travailler en cette sorte :
En premier lieu, réparer les bolvards et assurer les casemates
Ensuite faire le parapet alentour de la muraille
Ensuite nettoyer et approfondir le fossé
Ensuite faire la contrescarpe avec les deux rauelins devant les portes
Enfin faire le bolvard au-dessus de la Moselle.
[1] Le pied mesurait avant 1668 : 326,59 mm puis après cette date : 324,83 mm, soit une valeur moyenne de 325 mm.
Les rauelins sont les petits bâtiments triangulaires qui se trouvaient en dehors de l’enceinte fortifiée et qui permettaient la défense des remparts ou courtine. Des soldats pouvaient y être embusqués et avoir ainsi des angles de tirs dans toutes les directions. Souvent, ils se trouvaient au milieu des fossés remplis d’eau et accessibles par des ponts de bois.
Bolvard :
Ce mot vient de l’allemand « Bollwerk » qui signifie « fortification ». C’était le chemin se trouvant en haut des remparts où l’on pouvait faire circuler des chevaux avec leur charrettes (à Thionville on disait que trois charrettes pouvaient s’y croiser) et bien entendu y placer des canons et autres mousqueteries.
De ce mot dérive « Boulevard », quand ces fortifications n’eurent plus d’utilité pour les militaires, on y planta des arbres et les habitants vinrent s’y promener (sur les boulevards) profitant souvent d’une belle vue sur la ville ou la rivière, des « Sky lines » avant l’heure.
Les "rauelin" sont les petites structures triangulaires en bas à gauche et à droite reliées à la ville par des ponts de boiset le "bolvard" est la partie bordée d'arbres au-dessus du rempart tout autour de la ville
Le marquis d’Aytona cité dans le texte était Francesco de Moncada y Moncada, né à Valence en Espagne le 29 décembre 1586 et décédé en 1635 à Goch en Allemagne. Il fut tout à la fois militaire, diplomate et même sur le tard un grand historien espagnol. Il a œuvré pour le Saint Empire germanique et fut gouverneur des Pays Bas espagnols en 1632, c’est à ce titre qu’il est cité dans cet acte.
Nous voyons donc que les fortifications de la ville évoluent vers un système plus élaboré afin de les adapter à l’artillerie et aux nouveaux systèmes de défense des villes qui se répandent un peu partout en Europe suivant les théorie des ingénieurs militaires dont le plus connu en France fut Vauban, bien qu’il eut mieux maîtriser le siège des villes et leur prise que leur défense où d’autres furent souvent plus « pointus ». A ce propos, il est utile de préciser que Vauban n’est sans doute jamais venu à Thionville, mais que certaines modifications des fortifications lui ont été présentées par ses ingénieurs auxquelles il a apporté « sa patte ».
Nous reparlerons de Vauban dans les articles à venir.
Une précision encore, à l’origine le large fossé entourant la ville était alimenté par des écluses situées sur la Moselle, vers la porte de Metz, toutefois lors des crues de la rivière cela entraînait des dégâts importants aux fortifications et quand en été la Moselle était trop basse, on ne pouvait remplir le fossé. On décida donc d’aller chercher l’eau d’une petite rivière, la Fensch, qui coulait à Terville. Un canal de dérivation fut construit qui alimentait les moulins de Terville, Beauregard et celui de la ville puis l’eau était au besoin dirigée dans le fossé ou rejetée dans la Moselle. La Fensch est une petite rivière au débit rapide et assez constant, qu’on peut maitriser plus facilement que la Moselle et par un système d’écluses et de réservoirs on pouvait assez facilement régler son cours et alimenter ainsi de façon plus sûre et régulière les fossés autour de la ville.
Si vous êtes un promeneur, un marcheur, un spectateur de « Rives en fêtes » vous avez donc longé les remparts le long de la Moselle. Vous avez vu leur construction de briques insérer dans des parements de pierre de taille où figure la signature des tailleurs, des poseurs, signes qui permettaient de les payer à la tâche. Il faut savoir que l’ensemble des remparts entourant la ville était fait de briques rouges avec des parements de pierre de taille.
Peut-être vous êtes vous demander d’où venait toutes ces briques rouges ?
Il y avait une « briquerie » vers le lycée technique qui en a gardé le nom, une autre vers le quartier de Lagrange et encore une vers Illange, elles produisaient aussi des tuiles par milliers comme nous le verrons.
Les prochains actes ont été passés à partir de 1668, soit peu de temps après la prise de la ville par les français en 1643 [1] et son rattachement à la France par le traité des Pyrénées le 7 novembre 1659, nous verrons alors les travaux réalisés par les français afin de garantir leur nouvelle prise de toutes tentatives de retour à l’ordre ancien.
[1] Le siège débuta le 16 juin 1643, les armées sont aux ordres du Duc d’Enghien. La ville capitule le 8 août après une défense plus qu’honorable.
Marques de tailleurs de pierre