Vous trouverez ci-dessous un document sur le remembrement d'Entrange après l'abandon du village suite à la guerre de Trente ans, ce qui fera le lien avec mon article précédent.
« Cependant peu de doutes ne peuvent subsister sur la pauvreté structurelle des habitants et des villages autour de Thionville au sortir de cette terrible guerre de Trente ans. »
Voici un document qui confirme cet état de fait et qui nous montre aussi une autre réalité ; la désorganisation totale des villages et l’obligation qui s’est faite jour de reconstruire la typicité villageoise.
Le document est comme toujours très formel et redondant en voici donc une version quelque peu simplifiée.
« Par devant les maires et gens de justice d’Entrange sont comparus les habitants et portériens [1]du village, bans et finages dudit Entrange.
Lesquels nous ont déclaré que les guerres passées ont tellement désolé le village d’Entrange que ledit village a été abandonné plusieurs années, les titres, papiers et enseignements de leurs propriétés perdus en sorte que ceux qui sont revenus s’installer audit village se sont mis en possession des biens que bon leur a semblé et ont exploité la terre à leur fantaisie, changeant à des endroits la surface de la terre en sorte qu’à présent il n’y a que désordre et confusion dans le ban d’Entrange.
Pour remédier à un si grand désordre et définir les propriétés qui peuvent légitimement leur appartenir les très vénérables abbés de Munster les Luxembourg [2], les seigneurs haut, moyen, bas et foncier d’Entrange, après mûre délibération, consentement et agrément ont convenu ce qui suit :
Par les présentent ils ont soumis toutes leurs possessions et héritages tant en terres qu’en vignobles au partage général et au jugement de monseigneur Jean Nicolas Bock, conseiller du roi, lieutenant particulier au bailliage et siège royal de Thionville qu’ils ont choisi et nommé pour adjuger et distribuer les bons, médiocres et moindres cantons du village qui sont pour le moment indivis. Que pour les maisons et masures en fonction de leur superficie ils devront payer les rentes seigneuriales inscrite au rentier [3]de l’abbaye. Rentier qui sera mis à disposition du sieur Bock et comme cela il n’y aura pas besoin de lettres de chancelleries ni autre forme de publication pour faire les attributions.
Le ban sera toisé [4]par l’arpenteur Antoine Duseuf aidé par les experts nommés qui suivent :
Jacob Scheneider, Jean Schweitzer le jeune et les lots seront attribués par tirage comme suit :
Les comparants seront tenus de tirer en chaque saison par trois fois, c’est à dire une fois aux bons cantons, une fois aux cantons médiocres et une fois aux moindres-cantons.
Il sera procédé de la même façon pour les prés. Pour les vignobles qui seront toisés, chacun demeurera en sa possession s’il peut prouver la propriété par titres ou possession reconnue et pour y parvenir avec plus de facilité ce sont les experts qui trancheront en homme d’honneur et de confiance.
Les comparants devront se contenter des héritages qu’ils obtiendront et ne jamais contrevenir directement ou indirectement à leur attribution sous peine d’amende de 300 livres tournois à payer à ceux qui se contenteront. Ceux qui plaideront, le feront à leurs dépens, dommages et intérêts et les plaintes ne seront pas communautaires.
A l’égard des maisons et masures, les jardins seront ajustés à chacun à l’arrière de ladite maison ou à côté au mieux qu’il pourra se faire pour la commodité de chacun.
Chacun recevra un papier terrier en forme contenant la situation, longueur et largeur des héritages qui sera signé de l’arpenteur et des experts et qui leur servira de titres dorénavant.
Lecture a été faite à tous par le greffier Jean Christiany et tous ont signé ou fait leur marque audit Entrange le 22 novembre 1698. »
Voilà un village, Entrange, qui est abandonné car les habitants sont, soit décédés, soit sont partis vers des cieux plus cléments, vers d’autres pays ou se sont réfugiés dans d’autres villages moins exposés. Le village est abandonné plusieurs années, les maisons se dégradent, la nature reprenant ses droits, les vergers, les champs, les vignes sont en friches et ne donnent plus rien.
Mais au bout de quelques années, la situation s’améliorant, quelques habitants reviennent s’installer, certains sont des anciens du village qui reprennent possession de leur biens ou pourquoi pas de biens qu’ils estiment meilleurs, d’autres sont des étrangers et chacun va essayer de tirer son épingle du jeu sans aucun titre de propriété, sans aucun plan et donc sans payer le moindre cens au seigneur du lieu, en l’occurrence l’abbaye de Munster de Luxembourg dont le rentier ne rapporte plus rien pour Entrange.
Logiquement, le seigneur va effectuer ce qu’on appelle un remembrement des terres du village et les réattribuer soit à leur légitime propriétaire soit à des nouveaux venus. Nouveaux venus qui furent bien souvent des marchands ou notables de Thionville ou encore des officiers de l’armée française nouvellement installée dans la ville. On voit bien que la physionomie du village va être complétement différente d’avant l’abandon.
Ce genre d’événement était assez courant à cette époque, beaucoup de villages autour de Thionville ont été remembrés un peu avant 1700, ainsi en est-il de Beuvange, Veymerange en 1697 et tant d’autres encore.
Dans l’article précédent nous avions vu qu’en 1630, la seigneurie de Meilbourg que l’on disait aussi de Mirabelle appartenait dans des proportions variables à plusieurs seigneurs dont un des principaux était alors Pierre Ernest de Créhange.
Ayant de nombreuses dettes, Pierre Ernest de Créhange avait vendu fin 1630, sa part dans la seigneurie de Meilbourg à Jean de Bolland ancien maire de Cologne non sans avoir gardé par devers lui quelques droits particuliers.
Nous avions vu également que cette vaste seigneurie regroupait plusieurs villages certains proches de Thionville et d’autres assez éloignés, au Luxembourg et même en terres barroises.
La seigneurie comportait plusieurs maisons ou château, celui de Hombourg où résidait souvent Pierre Ernest de Créhange, celui d’Illange qui à cette époque était en ruine et que l’on tentait de reconstruire et une maison récente située au cœur de la vieille ville de Thionville, cour du château, comportant en son sein une prison, des granges et écuries
Les Tours dans la cour du château
Joignant cette maison récente de Thionville la seigneurie possédait des tours, une grosse et forte tour joignant le rempart et une autre appelée la tour « Mamille » située sur le devant de la maison et qui abritait les poudres et munitions du roi.
J’avais dans mon article suggéré que cette tour « Mamille » était probablement la « Tour aux puces » actuelle car nous savions que celle-ci a servi pendant longtemps de magasin aux poudres, ce qui laissait supposer qu’il y avait une autre grosse et forte tour vers le rempart.
Or si cette tour dite « Mamille » était la tour aux puces cela laissait supposer qu’il y avait encore une autre grosse et forte tour proche du rempart !
Aucun texte ni plan du 17èmesiècle ne font état de plusieurs tours ni de cette appellation de « Mamille ». Je dois dire que cela m’a bien intrigué !
J’ai donc cherché une explication plausible à cette assertion de 1630 et à cette appellation de tour « Mamille ». J’ai trouvé ce qui suit :
Les héritiers de Jean de Bolland firent aveu et dénombrement de leur part dans la seigneurie de Meilbourg en 1668. [1]
Cet aveu reprend pratiquement mot pour mot l’acte de 1630 décrivant la seigneurie avec ses biens, droits et devoirs.
Le passage décrivant les châteaux est le même que celui de 1630 avec toutefois une appellation différente de la tour « Mamille » qui devient ici la tour « Gimelle »
[1]En 1668,les héritiers étaient le colonel Jean Jérôme de Schroetz, Ursule de Berg veuve de Volter de Jeger et Catherine de Berg sa sœur
Une autre différence et que les poudres et munitions sont ici réparties dans les deux tours, la grosse et forte tour du rempart et la tour « Gimelle ».
Autant l’appellation « Mamille’ » est mystérieuse autant celle de « Gimelle » nous évoque immédiatement « Jumelle » et comme sur le devant du « château » de Créhange à Thionville, il existait et il existe toujours, deux tours jumelles qui encadrent la porte voûtée de la rue des clarisses, cela me semble un indice sérieux concernant cette tour « Gimelle » qui ne serait qu’une des tours jumelles.
Pour que cela nous soit confirmé, il faut cependant attendre 1778 et les démêlés judiciaires de Charles Gabriel de Gévigny, un des héritiers de Jean François de Gévigny de Pointe qui avait épousé en 1678, Marie Thérèse Catherine de Jeger, une fille d’Ursule de Berg, veuve de Wolter de Jeter. C'est par ce mariage qu'il avait hérité d'une partie de la seigneurie de Meilbourg.
Effectivement, Charles Gabriel de Gévigny, qui était devenu maire de Thionville en 1766 fut emprisonné en 1769 à Metz suite à un procès avec Monsieur de Vaux, gouverneur de la ville.
Il sera libéré quelques mois plus tard et il attendra dix ans afin d’obtenir réparation, mais dans l’affaire, il avait perdu des biens à Thionville dont les tours dans le château de Thionville, c’est à dire les tours jumelles et celle dite de Meilbourg qui était donc la grosse et forte tour proche le rempart soit la Tour aux puces actuelle.
Mécontent, il produisit plusieurs documents [1]qui attestaient que ces tours faisaient partie de la maison de Créhange et qu’elles contenaient alors des munitions et poudres de guerre pour le roi. Il n’obtient jamais la restitution des tours et vendit petit à petit une grande partie de ses biens à Thionville.
L’ensemble de ces documents a donc permis d’éclaircir ce passage de l’acte de 1630 concernant les tours situées dans la cour du château qui étaient donc d’une part une des tours jumelles au-dessus du passage voûté de la rue des clarisses et d’autre part la grosse et forte tour du rempart qui était la « Tour aux puces ».
Ces deux tours ont servi de magasin pour les poudres et munitions du roi tout en appartenant aux seigneurs successifs de Meilbourg et liées au château des Créhange.
Prise de possession du « château » de Créhange à Thionville
Nous avons vu que Pierre Ernest de Créhange, poussé par sa situation financière peu flatteuse avait vendu sa part de la seigneurie de Meilbourg fin 1630 à Jean de Boland, ancien maire de Cologne pour la somme de 24000 riesdalers, en se réservant quelques menus droits.
En 1632, le nouveau propriétaire, Jean de Boland, déjà âgé, (décédé à Cologne le 11 janvier 1645) demeurant à Cologne demande à son petit-fils, Jean de Berg, de se rendre à Thionville pour prendre possession en son nom du « château » de Créhange.
[1]Comme les aveux et dénombrements de 1722 - 1782
C’est le 25 septembre 1632 que Jean de Berg assisté d’un huissier et d’un notaire se présente à la porte de l’hôtel de Créhange dans la cour du château à Thionville.
L’officier de la seigneurie, Nicolas de Saint-Thiébault, est absent car il réside pour l’instant au château de Hombourg. On leur dit que l’on va le faire prévenir et qu’ils doivent revenir le 27 septembre.
Le jour dit arrivant, Jean de Berg et sa petite troupe se présentent à nouveau à la porte de l’hôtel où on leur explique que l’officier est en route et ne va pas tarder.
Excédé, l ‘huissier somme les personnes présentes dans le château de partir et laisser place, ce qu’ils refusent net.
Jean de Berg va prestement porter l’affaire devant la justice de la ville en lui demandant assistance. Celle-ci envoi au château une douzaine de personnes pour accompagner Jean de Berg, son notaire et son huissier. La porte de l’hôtel est fermée à clé et malgré les appels personne n’ouvre !
On va quérir un serrurier qui n’arrive pas à ouvrir la porte aussi on décide de la faire forcer et on découvre alors que chacune des portes intérieures est également fermées à clé. Chaque porte sera forcée, le personnel du château finalement acculé dans une dernière pièce est sommé par la justice de quitter la place. Ce qu’ils firent au moment où arrivait enfin l’officier des Créhange accompagné de la comtesse, Marie Marguerite de Coligny, en personne. Celle-ci eu beau protester, Jean de Berg put enfin prendre possession du château de Créhange au nom de Jean de Boland.
Pierre Ernest de Créhange mourut en 1636 et sa veuve la comtesse vendit la seigneurie de Hombourg à Joachim de Lenoncourt.
Toutefois, il semble que dans les menus droits que s’était réservé Pierre Ernest de Créhange figurait le droit d’accès au château de Créhange de Thionville et à une partie des écuries et granges. Effectivement nous voyons qu’en 1673, Catherine de Berg et Ursule de Jeger firent saisir les droits qu’avait conservés Pierre Ernest de Créhange.
Droits consistant en l’ouverture et l’entrée libre dans l’hôtel de Créhange, une partie des granges et écuries pour lui, ses domestiques et six chevaux. Les biens saisis furent mis en adjudication et achetés par Catherine de Berg pour 800 livres tournois, elle en vendit la moitié à sa sœur Ursule de Jeger.
Eléments divers
Ce document de 1630 et celui de 1668 nous donnent encore quelques éléments intéressants, comme le fait que les fameuses tours de la cour du château étaient possédées en arrière fief depuis 1629 par les héritiers du sieur Stompheus, ancien maître échevin de Thionville [1]et qu’à ce titre ils devaient payer annuellement aux héritiers des Créhange la somme de 14 florins 4 sols.
On y voit aussi que le four banal d’Hettange a été abattu par les guerres, que le village a fort peu d’habitants et qu’en conséquence le four ne rapporte rien, mais que lorsque le nombre d’habitants augmentera, les seigneurs feront rebâtir le four.
On voit aussi que le village de Ham a été ruiné par les gens de guerre lors des sièges de Thionville en 1639 et 1643 et que les habitants sont rares, ils ne peuvent donner que 6 poules par an au lieu des 25 poules habituelles.
C’est la même chose à Sentzich et Molvange concernant les habitants et les fours banaux, toutefois les moulins fonctionnent encore à Hettange et à Molvange où le moulin rapporte 13 maldres de seigle, 8 livres de cire, 8 pots d’huile à brûler, 8 chapons, 100 œufs, 1 cabri et 14 florins et 4 sols en argent.
On y apprend aussi qu’existait à Illange un moulin sur la Moselle dont la pierre mâle et la pierre femelle ont été mises à l’abri au château de Créhange, de peur que les gens de guerre ne les brisent, elles seront remises en place quand le moulin sera rétabli.[2]
Chaque maire de chaque village de la seigneurie de Meilbourg devait aussi à Pâques un cabri et chaque meunier un porc à la Saint-Etienne.
Dans l’encart ci-dessus l’on peut lire que le meunier de Kanfen doit aussi un porc annuellement, livrable à la Saint-Etienne le lendemain de Noël à la maison de Thionville et qu’il doit avoir le même poids que le porc prévu pour le maire de Kanfen et que si le porc du maire est plus lourd que celui du seigneur, le meunier devra payer la différence en argent !.
On y voit aussi que les seigneurs menaient grand train et se déplaçaient avec leurs domestiques, leurs chiens et leurs chevaux mais aussi avec leurs oiseaux de proie pour la chasse par exemple pour assister au banquet annuel dit du « Prince » au château du baron d’Eltz seigneur de Kanfen [3]où il possédait une métairie en arrière-fief.[4]
Pour conclure, il semble évident que ces documents comportent beaucoup de devoirs des habitants envers leurs seigneurs mais fort peu de droits des seigneurs envers les habitants. Bien entendu, il est dans la nature même de ces documents de ne lister que l’ensemble des droits des seigneurs puisque se sont en quelque sorte des états de l’ensemble de leurs revenus.
Cependant, peu de doutes ne subsistent sur la pauvreté structurelle des habitants et des villages autour de Thionville au sortir de cette terrible guerre de Trente ans.
A bientôt pour d’autres excursions historiques …
Quelques équivalences de mesures trouvées dans le document :
Le florin de Luxembourg est à 10 sols
Le riesdaler patagon vaut 60 sols de France
Le maldre de grain vaut 4 fourreaux – 1foudre de vin vaut 24 hottes – 1 hotte vaut 20 pots 1 queue vaut 6 hottes et 4 queues valent 1 foudre.
[2]Les fours banaux ne furent jamais rétablis, on fixa un cens à payer annuellement pour cuire à domicile. Le moulin d’Illange sur la Moselle ne fut pas reconstruit.
[3]Bernard d’Eltz était seigneur d’Ottange et de Volmerange ainsi que de Kanfen en partie.
[4]En arrière fief qui dépendait donc de la seigneurie de Meilbourg, ce banquet avait été reconduit par un arrêt du parlement de Mâlines en 15909 suite à des difficultés entre les Créhange et les Eltz
Sources :
Les seigneurs de Meilbourg par A. Plassiart – 1950 – Metz
Second compte de la seigneurie de Mirabelle ADM – J1265
Aveu et dénombrements de 1668 – ADM – B2364/28
Les biens de Meilbourg 1680 - ADM - 3E7586
ATTENTION
Pour cette conférence prenez en compte l'affichette ci-dessous
Histoire de la ville de Thionville et des villages par Michel Persin.
Chroniques historiques précises sur l'ensemble des périodes historiques de la ville de Thionville et des villages alentours qui revisitent cette histoire avec de nouveaux documents et un autre regard !
Auteur de plusieurs ouvrages sur Thionville, créateur et éditeur de ce blog et du périodique annuel "Miscellanées"